Extrait des mémoires de Bertrand Kahn :
Bertrand KAHN avait six ans à la déclaration de guerre. C’est lui qui a demandé que soient reconnus comme Justes parmi les Nations, Yvonne et Sidoine CLEMENT qui, à la déclaration de guerre habitaient PIOLENC, petit village du Vaucluse, situé à quelques kilomètres d’Orange où Sidoine dirigeait une usine d’accumulateurs dont Pierre KAHN, son père, industriel parisien, était fournisseur. Les deux hommes, au-delà de leurs relations d’affaires, avaient noué des liens d’amitié.
Il a raconté comment dès la défaite il avait quitté Paris pour Toulouse avec sa famille que le premier statut des Juifs allait bientôt déposséder de ses droits et de ses biens. C’est à cette époque que remontent les premiers souvenirs qu’il garde d’Yvonne et Sidoine CLEMENT venus à plusieurs reprises rendre visite à ses parents pris au piège des lois de Vichy, pour les aider à régler des questions matérielles dont ils ne tirèrent jamais aucun avantage personnel.
À l’invasion de la zone sud, à l’automne 1942, les KAHN quittèrent Toulouse pour rejoindre à Grenoble la zone d’occupation italienne, puis se replièrent à Almont (petit village de l’Oisans) qu’ils durent quitter dans l’urgence sous la menace d’une rafle imminente. C’était en janvier 1944 alors que les déportations redoublaient d’intensité et que les déplacements devenaient de plus en plus périlleux.
Pour faciliter leur retraite, Sidoine CLEMENT vint chercher leur plus jeune fils qui, avait alors 10 ans.
Bertrand raconte aujourd’hui :
« Dès cet instant, il fut convenu que je devais l’appeler « tonton » et le tutoyer.
Nous sommes partis tous les deux en traîneau tiré par un cheval jusqu’à la gare du train départemental qui menait à Grenoble. Sur la porte de l’hôtel Terminus où nous avons passé la nuit, figurait l’inscription « Interdit aux Juifs », et le hall était plein d’officiers allemands en uniforme. Je fis part de mes craintes à Tonton. « Ne t’en fais pas me dit-il, je m’en occupe ».
Le lendemain matin nous prenions le train pour Orange où il récupéra son vélo. Il me fit grimper sur son porte-bagages et huit kilomètres plus loin, nous étions à « La Fabrique », une ancienne magnanerie de Piolenc dans laquelle il avait installé ses ateliers et son habitation. Ce couple sans enfant, était visiblement heureux de m’accueillir : je me sentis aussitôt chez moi.
À mon arrivée Taty faisait du pain. Avec intelligence et délicatesse, pour me distraire du chagrin que j’avais d’avoir quitté mes parents, elle me fit enfourcher un vélo et m’envoya chez le boulanger chercher de la levure. Puis elle me montra un très grand pin planté devant la porte et me promit qu’à la Libération, nous serions tous réunis autour de lui et que nous accrocherions à son sommet un drapeau tricolore qu’elle confectionnerait avec des draps. J’étais ravi.
Dans cette grande bâtisse apparemment sans histoires, je fis le soir même connaissance de deux familles anglaises, les AGUILAR et les OGILVIE auxquels les CLEMENT avaient prêté une partie de la maison. Nous allions le soir écouter la BBC avec eux. J’appris après la guerre que deux réfractaires au Service du Travail Obligatoire que mon oncle surnommait « terres à four », étaient cachés dans les ateliers et que des objets de valeur appartenant à ma famille étaient murés dans la paroi d’un couloir. Ces derniers furent scrupuleusement restitués plus tard.
Les trois mois que j’ai passés à Piolenc (au cours desquels je ne sais pour quelle raison ma grand-mère fut elle aussi cachée quelques jours avec moi) m’ont laissé, envers et contre tout, le souvenir d’une période heureuse pendant laquelle j’ai vécu comme n’importe quel enfant venu en vacances dans sa famille. Je me souviens de Madame CLEMENT mère, de Joseph le frère de Tonton, des voisins venus « tuer le cochon ». Tous ont su se taire et garder le secret de ma véritable identité.
J’étais pourtant heureux trois mois plus tard de retrouver mes parents qui s’étaient entre temps réfugiés à Romans sur Isère. Tonton me conduisit à regret auprès d’eux,
C’est à Romans où allait se dérouler la partie la plus critique de la course contre la mort à laquelle d’autres personnes secourables nous aidèrent à échapper, qu’à l’arrivée des Américains, nous avons recouvré la Liberté.